Aurore Pallet
Le Déluge
par Isabelle Bernini
 

On ne peut résumer le monde à ce qu’il nous est donné d’en voir. Le travail d’Aurore Pallet aborde ce qui s’entrevoit, plutôt que ce qui s’appréhende immédia¬tement. Comme s’il fallait se rappeler de toujours douter de ce qui s’offre visuellement à notre regard, et chercher la face cachée de chaque chose.
À Saint-Marcel-de-Félines, Aurore Pallet a poursuivi sa recherche entamée sur les « augures » et les orages. Dans l’Antiquité, les guetteurs scrutaient le ciel en attente de signes ou de messages divins présageant l’avenir. Et, encore aujourd’hui, la prévision de l’orage est faite de signes annonciateurs, qui sont au-delà du visible. Ces signaux avant-coureurs, émanent de moments particuliers, de temps suspen¬dus, qui sont aussi ceux du travail de la peinture.
Les tableaux d’Aurore Pallet frappent d’emblée l’oeil de leur teinte d’un bleu-gris profond, froid, abyssal, qui nous projette inéluctablement du côté de l’obscurité. Loin de représenter ce qu’on appelle communément un « nocturne », Aurore Pallet choisit de plonger l’ensemble de l’image dans une opacité bien plus sourde. Des scènes vespérales qui ne se laissent pas deviner de prime-abord, allant à l’encontre d’un caractère immédiat de la peinture. Il ne s’agit pas tant d’un filtre bleuté qui aurait été apposé sur l’image, mais davantage d’une succession et superposition de couches de matières picturales, dans lesquelles les réflexions de lumière naturelle entrent en jeu avec la couleur pigmentaire bleue, agrémentée à certains endroits de tons ambrés. Se juxtaposent alors plusieurs phénomènes : celui de la couleur donnée par un pigment et les mélanges, celui d’une lumière naturelle réfléchie, toujours différente, et enfin celui de la vision optique humaine, et dont l’alchimie des trois rend compte des états de surface de la peinture.
C’est l’épreuve de la nuit. De la même manière que la pupille de l’oeil s’agrandit lorsque nous nous trouvons dans l’obscurité pour libérer la vision, le regard doit s’accommoder progressivement pour déceler la scène qui se joue par delà la surface du tableau et se faire surprendre.
C’est en regardant les représentations des Métamorphoses d’Ovide peintes sur les boiseries du grand salon du château de Saint-Marcel-de-Félines qu’Aurore Pallet a eu l’envie d’explorer le thème éminemment vaste du Déluge et de rentrer en contact avec la grande histoire de la peinture. Elle s’est librement inspirée de la célèbre fresque du peintre italien Paolo Uccello (1397-1475), le Déluge universel et retrait des eaux (1445). Réalisée au milieu du xve siècle, elle orne le cloître dit « Chiostro Verde » du couvent dominicain Santa Maria Novella à Florence. Image d’une catastrophe symbolique, l’oeuvre est composée de deux moments, à gauche (la montée des eaux) et à droite (lorsque la mer s’est retirée, laissant apparaître son lot de noyés, de morts, et la figure de Noé). L’ensemble est baigné dans la lumière grise et métallique des jours de tempête, et revêt une dimension fantastique. Évocation de la fin du monde, ou de sa création ? L’oeuvre renvoie à un temps suspendu, le moment où l’humanité va devoir se reconstruire à partir de ce sol, de cette terre devenue boue.
Le chef-d’oeuvre d’Uccello est porteur de significations augurales. D’après Jean-Louis Schefer1, il annonce la disparition de l’ancien ordre du monde médiéval. Au milieu du xve siècle, les autorités traditionnelles sont ébranlées, les structures médiévales se délitent, et les tentatives de réformer l’Église se multiplient. De la même façon qu’il faut effacer pour recommencer, Uccello a cherché ici les limites de la perspective en l’accentuant à son maximum, il impose à ce désordre une géométrie audacieuse qui va structurer l’ensemble, et donner les bases de nouveaux modèles de proportions.
Aurore Pallet reprend alors à l’oeuvre d’Uccello son « surréalisme » magique, et, par un principe qui s’apparente au palimpseste, déploie aussi à sa façon une expérience psychologique de la vision. Les figures caractéristiques de la célèbre fresque (le géant qui porte à son cou un étrange polyèdre, l’homme au tonneau, un autre qui se bat contre le vent, deux personnages séparés par la foudre…) sont ici isolées et extirpées des eaux déchainées pour être représentées en scènes distinctes, comme pour mieux les « hanter »2. Ces figures qui tentent de s’échapper des flots sont prises dans un assombrissement quasi infini ; elles ne sont plus que le spectre d’elles-mêmes, infiltrées de strates picturales. Et de la même façon que le Déluge engloutit la terre sous la profondeur de ses ondes et que le sol devient liquide, les peintures d’Aurore Pallet absorbent le regard qui se noie dans les méandres sombres de la couche picturale : une tonalité orageuse, qui place l’image au seuil du visible. Les tableaux libèrent un magnétisme. L’image glisse dans une abstraction et semble avoir été saisie directement dans le souvenir de l’artiste. Image mentale d’un monde perdu ? d’un monde qui n’existe que dans le cerveau ?
Dans cette approche, il est nécessaire que tout ne soit pas reconnaissable, car c’est ainsi qu’apparaissent les images qui se composent dans notre esprit, comme dans notre mémoire.
Par delà la référence, ces peintures cherchent un registre autre. Il s’agit, en prenant librement acte de l’histoire de l’art, d’en dépasser d’autant plus sa réalité et sa présence. Transcender la référence pour ouvrir notre propre champ de vision. La fresque d’Uccello s’inscrit comme l’un des premiers déluges représentés en peinture, ce qui lui confère une dimension d’autant plus tragique. Ici, l’obscurité des tableaux d’Aurore Pallet ramène de l’intériorité, et rappelle que le connu n’est que l’enveloppe et la surface de l’inconnu. Chaque image porte alors en elle une expérience intérieure, un moment de latence qui peut être porteur de prémonitions.
 
Les quatre dessins présentés au rez-de-chaussée se présentent également sur le mode de la suggestion. Aurore Pallet a retrouvé des photographies prises suite à des catastrophes naturelles (tempêtes, inondations, glissements de terrain…) montrant des décombres et des environnements délabrés, chaotiques, résultats d’une force destructive incontrôlable. L’artiste accentue la désorganisation qui émane des lieux en opérant des glissements et répétitions des motifs, jusqu’à ce qu’ils en perdent leur sens. L’image se trouble, telle un mirage. Les personnages évoluent hagards dans un monde flottant, qui s’est vidé de sa consistance. Un univers qui repose sur l’incertitude (de ce que l’on voit et que l’on pourrait reconnaître), sur des hallucinations.
En regard des dessins, sont présentées au centre de la salle deux tables de travail sur lesquelles sont disposés des ensembles de travaux graphiques et notamment un certain nombre d’images créées à partir de transferts, qui consistent à reporter une figure ou un motif imprimé sur un autre support. Des expériences plastiques prenant comme objet la surface de l’image, comme les propriétés des différents papiers (calques, pages de cahiers d’écoliers, papiers cartonnés…). Les sujets sont divers, qu’ils émanent au départ de dessins, de photographies trouvées, ou de peintures (paysages, figures, sculptures, nus, statuettes primitives, motifs décoratifs…) et les images se compilent en différents fragments, se chevauchent et se répondent, selon un assemblage à la fois précis et instinctif élaboré minutieusement par l’artiste, dans une narration altérée et poétique. D’autant plus que certaines images comportent en surimpression des mots ou phrases évoquant des légendes qui n’en seraient pas tout à fait. Autant de visions fantomatiques, comme les réminiscences de songes ou de pensées qu’il serait difficile de formaliser de manière rationnelle. En balayant ces images du regard, se crée un discours polyphonique, mêlant les références. Dans cette nébulosité subjective, les images semblent vouées à s’effacer, à disparaître, englouties dans le papier ; et ne sont plus que le spectre de ce qu’elles représentaient. Les superpositions renforcent ce sentiment d’abstraction, de la même façon que les données et inspirations peuvent se mêler dans notre esprit. Telles des pensées éparses, c’est la vision de la surface d’un monde d’image, qui pourrait être en résonance au monde virtuel qui nous abreuve d’images de plus en plus uniformisées.
Chercher un ordre au-delà des apparences, dépasser les réalités. L’ensemble des oeuvres d’Aurore Pallet invite de manière liminaire à lire à travers les images, peut-être, le présage d’un autre orage ?
 
1. Jean-Louis Schefer, Paolo Uccello, le Déluge, 1999, Editions P.O.L.
2. Aurore Pallet a choisi notamment le personnage géant au premier plan qui porte autour de son cou un « mazzochio » : un polyèdre à multiples facettes alternant le noir et le blanc en damier. Si la fresque originelle fut peinte en grisaille (« verdaccio » ou terre verte – dont le ton a donné le surnom au cloître), la présence de cette forme flottante noire et blanche échappe à la raison, et devient un signe reconnaissable fort de l’oeuvre. Effet purement hallucinant, Paolo Uccello s’était livré ici à une expérience sur le rapport forme-couleur par l’utilisation du noir et du blanc pour une même surface. Le tableau d’Aurore Pallet renvoie lui aussi à la question de l’appréhension des formes selon qu’elles soient représentées de couleur claire ou foncée. Son portrait, sombre, inversé, traversé de lignes, est à la limite du visible.
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